jeudi 30 janvier 2025

Les feux sauvages, Jia Zhangke

Jia Zhangke est probablement le cinéaste chinois le plus important des 25 dernières années. S'il est passé rapidement d'un cinéma presque amateur obtenant avec difficulté les autorisations de tournage à un statut de cinéaste reconnu aussi bien dans son pays qu'à l'étranger, son œuvre tourne toujours autour du même thème : l'évolution de la société chinoise entre les années 80 et maintenant, la conversion du pays à l'économie ultra-libérale vue par les gens qui n'en ont pas profité, la classe populaire de province.

Les Feux sauvages est un film à la construction aussi déconcertante qu'intéressante. Une première partie est constituée de séquences inédites tournées au fil des ans par le réalisateur, mêlées à des scènes reprises de ses anciens films. Elles ne sont pas toutes au même format, de la même qualité, et si on reconnait Zhao Tao, l'actrice habituelle (et femme) de Jia Zhangke, on ne comprend pas trop s'il y a un véritable scénario ou si on assiste à une succession aléatoire de scènes non liées. Et puis, dans la seconde moitié, l'histoire s'éclaircit : c'est la séparation d'un couple, le départ de l'homme de Datong (une ville minière du nord) vers le sud, et la quête de sa femme pour le retrouver et finalement accepter la rupture. Puis, 15 ans plus tard, ces personnages, de retour à Datong.

C'est aussi l'histoire d'illusions perdues : la jeune femme qui espérait une carrière de modèle ou d'actrice, dansait et chantait pour de l'événementiel, est devenue caissière de supermarché. L'homme, parti dans le sud pour trouver une meilleure situation, est revenu vieilli, marche avec une canne et n'est visiblement pas mieux loti financièrement.

Entre les deux s'intercalent d'autres scènes, qui si elles sont encore une description de la population chinoise pauvre (notamment les ouvriers participant à la destruction des bâtiments qui vont être engloutis par le barrages des 3 gorges), n'ont pas vraiment de rapport avec l'intrigue et rendent la première partie du film difficile à appréhender et, il faut le dire, un peu longue et inconsistante. Alors, si Les Feux sauvages est un film assez représentatif de l'œuvre de son réalisateur, ce n'est pas son sommet et certainement pas la meilleure manière de le découvrir. On préfèrera pour cela Plateforme ou Still Life.

lundi 27 janvier 2025

En fanfare, Emmanuel Courcol

Thibaut, un chef d'orchestre de renommée internationale atteint d'une leucémie découvre, lorsqu'il a besoin d'une greffe de moëlle osseuse, qu'il a été adopté et qu'il a un frère, Jimmy, cuistot dans une cantine d'une petite ville du nord. Ce frère joue du trombone dans l'orchestre local, principalement composé des ouvriers et ouvrières de l'usine de la ville en cours de délocalisation et que les salariés occupent.

Il y a 2 cinémas français : d'un côté les drames sentimentaux de bourgeois habitant dans de grand appartements haussmanniens, et les drames sociaux ancrés dans le prolétariat en cours de disparition (ok, je force un peu le trait). En fanfare appartient bien évidemment à la seconde catégorie. Cet homme privilégié découvre par nécessité un monde qui n'a rien à voir avec le sien, et malgré sa gène et un peu de condescendance, s'aperçoit qu'ils ont une valeur commune, la musique, et qu'il doit son statut avant tout à son lieu de naissance.

Le message peut sembler naïf et on pourrait craindre un traitement simpliste, mais c'est filmé avec une vraie gentillesse et une vraie conscience. Le scénario est plus fin qu'il n'y parait, et ce sont finalement les prolétaires qui viennent au secours de ce bourgeois, d'abord par cette greffe, puis dans une magnifique scène finale débordant d'émotions. Pour autant, le film ne fait pas dans le culte du prolétariat : les personnages ne sont pas lisses, ils commettent des erreurs, ont aussi leurs problèmes et leurs faiblesses, comme l'ancien chef de la fanfare qui part en Roumanie former ceux qui vont le remplacer et qui préfère le taire à ses collègues. De même, les frontières de classe ne se gomment pas ; Jimmy l'apprend à ses dépens en pensant pouvoir auditionner pour un orchestre classique et la réaction de Thibaut le blesse profondément, lui rappelant qu'un plafond de verre existe et qu'il ne pourra pas changer de classe sociale.

Évitant tout angélisme et bien qu'il soit jonché de maladie, de chômage et de mensonges, En fanfare est un film émouvant et quelque part joyeux, porté par des acteurs impeccables : Benjamin Lavernhe en chef d'orchestre et Pierre Lottin dans ce rôle de grognon attachant qui évite tout surjeu, plus proche de Jean-Pierre Bacri que de Raphaël Quenard, ainsi que Sarah Suco, voix de la raison au milieu de cette agitation.

Allez le voir de ma part si ce n'est déjà fait, ce film vous fera du bien (et certainement un peu pleurer).

dimanche 26 janvier 2025

22.11.63, Bridget Carpenter


Adaptation en 8 épisodes du roman de Stephen King.

Jake Epping, professeur d'anglais d'une petite ville du Maine, découvre dans le restaurant de son ami Al un portail temporel débouchant en 1960. Al l'a souvent exploré, voulant l'utiliser pour empêcher l'assassinat de JFK, mais il est atteint d'un cancer et n'est plus en état de le faire. Jake se laisse convaincre et se retrouve dans les années 60 sur les traces de Lee Harvey Oswald.

Reconstitution de l'un des événements les plus marquants de l'histoire américaine récente, 22.11.63 est avant tout intéressante par cet aspect. Cette Amérique où la ségrégation est encore présente et où les femmes sont dépendantes de leurs maris est finement représentée, notamment par les personnages secondaires : la relation amoureuse cachée entre le directeur d'école blanc et son assistante noire est emblématique. De même pour nous européens qui ne connaissons généralement que les grandes lignes de cet événement, les éléments biographiques d'Oswald montrés par la série (sa relation avec l'URSS et le marxisme) nous permettent de comprendre pourquoi il était le suspect idéal. La relation amoureuse entre Jake et Sadie, loin d'être une diversion de l'intrigue principale, renforce l'effet de réel de la série. Jake passe en effet trois ans dans ce passé, et même s'il s'y sent toujours extérieur, il ne peut éviter de nouer des relations fortes avec ces gens alors qu'il sait que ce n'est que temporaire, qu'il retournera à son époque une fois sa mission accomplie.

Le plus gros défaut de la série est malheureusement de taille : son acteur principal. James Franco semble n'avoir que deux expressions au long de ces huit épisodes : "je ne me sens pas concerné" et "j'ai une tête de chien battu". Il semble souvent se demander ce qu'il fait là, ne dégage guère d'émotions et affadit la série de sa présence. On regrettera aussi quelques facilités : Jake se laisse convaincre bien facilement qu'il peut voyager dans le temps pour aller sauver JFK, les policiers le laissent partir tranquillement après qu'il ait commis un meurtre, certains aspects de la reconstitution font un peu trop carte postale (les voitures sont toutes magnifiques et bien propres sauf celle de Bill qui est immonde).

Malgré ces défauts, 22.11.63 est une série agréable à regarder, sans trop de temps morts, au scénario suffisamment habile pour tenir le spectateur en haleine jusqu'à la fin.

(et vous avez vu le bombage REDRUM sur un mur du dépôt de livres ?)

jeudi 23 janvier 2025

Le problème à trois corps saison 1, David Benioff & D.B. Weiss (2023)

Ayant lu le roman lors de sa sortie US en 2014, je n'en avais pas de souvenir très précis. Cette saison adapte le premier roman plus le début du second, la forêt sombre et ajoute une intrigue en provenance du troisième tome.

L'adaptation par Netflix a nettement été internationalisée : la majeure partie de l'action se déroule maintenant en Angleterre, beaucoup de personnages chinois sont devenus anglais ou américains et le principal personnage chinois est Ye Wenjie, la physicienne qui trahit l'humanité (même si j'ai l'impression qu'elle est décrite moins négativement dans la série que dans le film).

Du côté de l'intrigue, le récit est plus fluide dans la série que dans le livre, notamment en supprimant les parties les plus hard-SF. En revanche, la série a un problème de gestion temporelle : il ne s'écoule que quelques mois entre le début et la fin de la saison et ce qu'il se passe est inconcevable sur cette durée (un seul exemple : la construction du vaisseau et le lancement de 300 fusées contenant les bombes atomiques pour sa propulsion). Il ne faut donc pas examiner de trop près le déroulement et plutôt se laisser emporter par sa suspension d'incrédulité. Par ailleurs, le personnage principal du roman, Wang Miao, a disparu et est remplacé par 4 personnages basés à Oxford et ayant fait leurs études ensemble. La série en profite pour développer de mini intrigues relationnelles entre eux, faisant du remplissage et affadissant la série, d'autant plus que le casting, s'il n'est pas honteux, n'est pas non plus exceptionnel, aucun acteurice ne crevant l'écran.

Avec tout cela, la série se regarde sans déplaisir, sans point vraiment bloquant (j'ai du mal à comprendre les critiques trouvant l'intrigue incompréhensible), mais sans grand relief non plus. Les scènes vraiment marquantes sont trop peu nombreuses, l'introduction pendant la révolution culturelle est bien plus forte dans le roman, et seul le passage du bateau sur le canal de Panama risque de rester dans les mémoires. On verra ce que donne la saison 2.


 

lundi 20 janvier 2025

Les Terres indomptées, Lauren Groff


Dans l'amérique du 17e siècle, une jeune domestique s'évade du fort où elle était coincée avec ses maîtres, fort encerclé par des guerriers amérindiens.
Les terres indomptées sont celles qu'elle va traverser en hiver, sous la neige et dans le froid, s'éloignant de toute population humaine.

Changement radical de décor et de narration pour ce nouveau roman de Lauren Groff : après le couple d'artistes des Furies et Marie de France, femme forte à la direction d'un couvent médiéval dans Matrix, nous sommes ici avec un personnage seul dans un récit de Nature writing.

Cette jeune fille (voire cette adolescente) dont nous ne connaissons pas le véritable nom (les sœurs qui l'ont recueillies bébé l'ont baptisée Lamentations Meretrix) a déjà beaucoup souffert. Placée à quatre ans dans une famille riche, elle servira de souffre-douleur à leur fils, puis, suite à un remariage de sa maîtresse, devra les suivre en amérique, où après un voyage douloureux elle subira la faim et la violence de ses maîtres avant de s'échapper.

Cette fuite, ce retour à la nature, c'est pour elle la seule façon d'échapper à tout ce qu'elle a subit. C'est son accession à la liberté, son moyen de sortir de sa triple condition de femme domestique à la peau foncée et de quitter ces gens venus dans ce pays neuf pour faire fortune en le pillant. C'est aussi pour elle la découverte de la beauté du monde, de la simplicité de la nature. Alors même si elle sait qu'elle a peu d'espoir de survivre longtemps dans ce milieu hostile, elle savoure cette liberté nouvelle, ces journées occupées à se trouver de quoi se nourrir et s'abriter des prédateurs, aussi bien humains qu'animaux.

A l'opposé d'un roman d'apprentissage, les terres indomptées est un roman de l'oubli : oubli des oppressions sociales, raciales et religieuses. Lauren Groff nous livre ici, par le biais d'un retour à la nature, un sublime récit de libération d'une femme.

 

dimanche 19 janvier 2025

La chambre d'à côté

De Pedro Almodovar, avec Julianne Moore, Tilda Swinton, John Turturro. Fiche IMDB

Ingrid, écrivaine à succès, revient à New York pour son nouveau livre. Une amie lui apprend qu'une vieille connaissance, Martha, est atteinte d'un cancer incurable.

 

Je vais spoiler (un peu) et parler de mort (beaucoup), donc vous êtes prévenu.

 

La chambre d'à côté est un film à la fois dur et doux.
Dur, car Martha souffre, le cancer et la chimio lui ont fait perdre les plaisir de la vie : elle n'arrive plus à se concentrer, donc plus à lire ou à écrire alors qu'elle était reporter de guerre. Dur, car elle veut mourir, et elle préfère le suicide à une longue agonie. Dur, car elle demande à Ingrid de l'accompagner, d'être pas loin d'elle quand elle prendra la pilule qui mettra fin à ses souffrances et à sa vie. Dur, car sa vie est remplie d'un immense regret : elle a eu une fille alors qu'elle était trop jeune, n'a pas su s'en occuper, a préféré son métier à sa fille, et celle-ci a rompu avec elle. Dur enfin, car pour beaucoup de spectateurs, cela touche des souvenirs ou des vécus personnels.

Mais c'est aussi un film doux. Ces deux femmes qui ne se sont pas vues pendant des années renouent comme si elles ce trou n'avait jamais existé. Ingrid accepte d'accompagner Martha malgré l'effroi que cela lui procure et cette période dans une maison au fond des bois, malgré sa fin ineluctable, est remplie de bonté et de calme, de tendresse et d'amour, de souvenirs agréables et parfois de rires.

Tout le film tourne autour de la relation entre ces deux femmes. Julianne Moore dégage une force tranquille, troublée par la peur mais vaillante, ne désirant pas laisser tomber son amie. Tilda Swinton de son côté montre une femme au bout de sa vie, bien déterminée à en finir, en battant le cancer à son propre jeu. Et sa réappartition à la fin dans un autre rôle, clin d'oeil à la mort, est une bien belle idée.

Alors évidemment, quand on voit ce film la semaine de la mort de David Lynch à 78 ans et qu'on sait qu'Almodovar a 3 ans de moins, on ne peut s'empêcher de penser que La chambre d'à côté est un peu un film testament de son réalisateur, le produit de sa réflexion sur le vieillissement et la mort. Mais c'est aussi un témoignage de son amour des actrices, à qui il offre deux rôles magnifiques dans un film remarquable.
 

 

samedi 18 janvier 2025

Débuter en horreur

Pendant longtemps je n'ai pas voulu lire d'horreur. Le peu que j'en avais parcouru était dans mon esprit synonyme de gore, de sang qui gicle, de violence gratuite, de scènes de viol à la limite du supportable et souvent une absence flagrante de qualité littéraire. Au mieux un livre comme Les Rats, s'il n'était pas désagréable, ne me touchait pas. Quant à Stephen King, mon élitisme stupide (je me suis soigné depuis) m'obligeait à le regarder dédaigneusement et surtout ne pas ouvrir des livres qui se vendaient autant.

J'y suis revenu sporadiquement, par le biais du fantastique, en participant pendant quelques années au jury du prix Masterton, avec par exemple 40 jours de nuit de Michelle Paver, roman polaire frôlant l'horreur ; ou avec des ouvrages d'auteurs que je connaissais déjà pour leur oeuvre SF (tel Terreur de Dan Simmons, encore un roman polaire).

Mais mon véritable retour à l'horreur date d'il y a 3 ou 4 ans, en suivant les conseils de lecture d'une amie et en écoutant Talking Scared, un podcast anglais consacré au genre, podcast inégal puisque dépendant des invité·es mais souvent passionnant (comme cet épisode avec John Langan, l'auteur du remarquable The Fisherman). J'ai alors découvert une nouvelle génération d'auteurs et d'autrices, des romans dotés d'une écriture remarquable, utilisant l'horreur pour parler du monde actuel, de sujets politiques et sociétaux.

Le genre est actuellement en pleine explosion dans le monde anglo-saxon, un épisode de Talking Scared indiquait qu'on est passé en quelques années d'une centaine de publications à plus de 500. Si la vague n'est pas aussi forte en France, plusieurs éditeurs de toute taille s'y mettent depuis quelques temps et il semblerait même qu'une collection dédiée naisse cette année dans un grand groupe.

Alors, dans cette nouvelle production, que lire ? Voici quelques noms qui ne sont qu'un reflet de mes lectures et de mes goûts.

- Catriona Ward. Cette autrice anglaise née aux États-unis a publié 5 ouvrages, dont deux ont été traduits chez sonatine. La dernière maison avant les bois est un thriller horrifique classique. Une disparition d'enfant, un personnage mystérieux, des twists... tout cela donne un roman très efficace. Mais son œuvre majeure est certainement le suivant : Mirror Bay. Là encore une personne disparue, mais l'autrice enchasse les récits, multipliant les versions, complexifiant les relations entre les personnages, faisant douter le lecteur tout au long du roman. Un véritable tour de force, une démonstration d'écriture.

- Gwendolyn Kiste. Trois ouvrages traduits aux éditions du Chat Noir. Filles de rouille est incontournable : ces jeunes filles qui se métallisent dans cette banlieue ouvrière touchée par la crise et la fermeture de l'usine locale sont particulièrement touchantes. Les deux derniers romans de Kiste ne sont pas traduits pour l'instant et c'est particulièrement dommage : dans Reluctant immortal, Lucy Westenra, la victime de Dracula, et Bertha Mason, la première épouse folle de Rochester dans Jane Eyre, échappent à leurs bourreaux dans l’Amérique des années 70, et The Haunting of Velkwood mélange passage à l’âge adulte, relation familiale et maison hantée.

- Grady Hendrix : l'auteur de Horrorstör, roman parodiant le catalogue Ikea, est peu traduit en France, mais Détruire tous les monstres est un délicieux récit d'horreur dans le milieu de la musique metal. Si vous lisez l'anglais, How to Sell a Haunted House (une histoire de maison hanté) et the Southern Book Club's Guide to Slaying Vampires (un vampire s'introduit dans un club de lecture de femmes au foyer) sont de remarquables romans sur l'Amérique et la condition des femmes.

- Mariana Enriquez. Est-ce nécessaire de vous en parler ? Notre Part de nuit a été couronné de prix et a connu un grand succès, mais ma préférence va à Ce que nous avons perdu dans le feu, un recueil de nouvelles particulièrement fortes.

- Samanta Schweblin. Éditée chez Grasset ou Gallimard en littérature générale, il serait facile de passer à côté. Pourtant les textes de Sept Maisons vides rappellent fortement l'œuvre de Shirley Jackson en diffusant un malaise constant provoqué par les comportements inhabituels de ses personnages.

- John Langan. J'en parlais plus haut : c'est l'auteur de The Fisherman. Un récit d'une densité et d'une dextérité incroyables autour du deuil, qui plonge dans l'horreur la plus noire. Impressionnant d'un bout à l'autre.

 

Voilà une première sélection. Beaucoup d’auteurices ne sont pas traduits, mais si vous lisez l’anglais, voici quelques titres qui méritent le détour : Magic for Liars (Sarah Gailey), Forgotten sisters (Cynthia Pelayo), All the Murmuring Bones (AG Slatter) .